Francisco Salvador Daniel, directeur méconnu du CNSMD
Francisco Salavador Daniel a été directeur du conservatoire de Paris pour une durée de quinze jours, au moment de la Commune de Paris. Nommé en toute légitimité par la Commune à la mi mai 1871,
il prit ses fonctions avec la ferme intention de réformer le système, mais force est de constater que personne, du personnel enseignant de l’époque, ne l’a suivi. Il mourut, fusillé par les
versaillais le 23 mai 1871. On peut dire que c’est l’unique directeur du conservatoire de musique de Paris, parmi tous ceux qui ont été nommés durant ces deux siècles, à s’être engagé avec
des convictions politiques bien affirmées.
Pour ceux qui en ont du temps et de la patience, lisez ce texte admirable de Henri George Farmer, écrit en juillet 1914 !, un extrait d’une préface d’un livre de Francisco Salvador Daniel
sur la musique arabe ! http://www.berberemultimedia.fr/sonothec/musique_maghreb.pdf
Le 18 mars 1871, le parti revolutiormaire se saisit de la puissance et
la Commune de Paris fut proclamée. Pendant deux mois, elle soutint le
siège contre l’armée regulière, basée a Versailles. I’administration de
Paris qui, selon Frederik Harrison, « ne fut jamais aussi bien adminis-
tree » était dirigée par neuf commissions, dont une, la Comission de
l'Education (se rapportant directement avec notre sujet) supervisait
les écoles, collèges, musées, galeries de peintures, théatres, etc., sous
le contrôle du « Délégué », nommé Edouard Vaillant, duquel nous
avons déja parlé. Toutes ces institutions furent maintenues dans leurs
cours reguliers autant que possible sous la Commune.
Le Conservatoire de Musique, cependant, demeura fermé quelques temps. Le fait
etait que l’ecole, utilisée par les Allemands comme hôpital, était dans
un état de désorganisation déplorable. Le 12 mai, on apprit la nouvelle
du décès de son directeur Auber. Ceci determina la réorganisation de
l’école et aussitôt, on chercha un nouveau directeur parmi les adhé-
rents au regime communal. Les plus renommés etaient : Henry Litolff;
compositeur connu et vieux rebelle de 1848 à Vienne, De Villebichot,
un chef d’orchestre populaire, Raoul Pugno, devenu pianiste celebre,
Johann Selmer, un jeune norvégien prometteur, et puis Salvador
Daniel.
Litolff et De Villebichot étaient deja liés à un groupe de musiciens en
révolte et aux acteurs de la Federation Artistique, qui organisait des
fêtes pour la Commune. Pugno et Selmer avaient été désignés à une
commission pour la réorganisation de l’Opera. Restait donc Salvador,
malgré que sa nomination ait ete déja decidée quelques semaines aupa-
ravant et qu’il fut le mieux designé pour ce poste, d’abord en raison de
ses nombreuses années d’experience, en tant que professeur, et
ensuite pour son dévouement de coeur et âme pour la cause de la Com-
mune. Depuis mars, le 18, Salvador n’avait pas perdu son temps. Dans
son secteur, il était le premier à consolider la Révolution. Sous la Com-
mune, il fut désigné comme l’un des délégués adminsitratifs du VI°
arrondissement, et son délégué à la Garde Nationale. 1l poussa aussi la
Commune à organiser l’Opera, ainsi que les théatres et concerts avec
son ami Albert Regnard, et fut un des délégués invités, le 1° mai, à la
réunion de la maison de l’Opera pour en discuter l’ouverture. Et la,
recommandé par Vaillant, le délégué pour l’Education, et Courbet, le
délégue des Beaux-Arts, il fut nommé délégué pour le Conservatoire
de Musique.
Cette nomination ne fut jamais reconnue officiellement ; je fus
informé par le secretaire que Salvador Daniel, n ’ayant pas exercé offi-
ciellement, il n’existe aucune piéce le concernant. Pourtant, son
appointement est logiquement d’aussi bonne foi que celle de son suc-
cesseur, Ambroise Thomas. Où est la difference entre sa nomination,
par un gouvernement socialiste et celle de Thomas, par un gouverne-
ment socialiste republicain ? Selon les criteres de ces gens-la, on
devrait réellement ignorer les appointements de la révolution de 1789,
qui en fait avait établi le Conservatoire. Même Pierre, dans sa monu-
mentale Histoire du Conservatoire, ne fait mention ni de Salvador ni de
la Commune. Pas plus que le nom de Salvador ne parait dans Le Livre
rouge de la Commune de Heyli, qui doit, semb1e-t-il contenir toutes les
nominations de la Commune.
Salvador avait maintes fois critiqué le Conservatoire dans ses écrits,
dans la presse socia1iste (voir « La Marseillaise, 22 fevrier 1870 »), et à pre-
sent que la Révolution lui livrait les rênes, il était determiné de remé-
dier personnellement aux abus et sans perdre de temps. Aussi, sa
nomination apprise, il convoqua tous les professeurs et officiels du
Conservatoire a une réunion en ce lieu, le 13 mai. Il a été dit qu’il avait
menacé de renvoi ceux qui n’y répondraient pas. Ceci est faux. La cir-
culaire, citée textuellement par Wekerlin dans son Musiciana, ne
contient aucune allusion de cette sorte.
Le 13 mai à 14 heures, Salvador arriva a l’Ecole, mais n’y trouva que
cinq professeurs dont une dame (il n’y avait en fait que vingt et un
enseignants sur quarante-sept restés dans la ville de Paris). Cette mai-
gre assistance émut Salvador, mais il se consola avec l’idee que
l’absence de son Vénéré prédecesseur Aubert en fut la cause. Cepen-
dant, il s’adressa aux quelques personnes présentes, y compris Rety,
le secretaire, et Wekerlin, le bibliothécaire, afin de les convaincre de
l’importance de leur adhésion à la Commune, s’ils desiraient revoir le
renouveau du Conservatoire et des Beaux-Arts en général. N’avait-
elle pas lancé, elle que l’on disait barbare et vandale, un mandat en
faveur du prolongement de l’enseignement de l’art dans les écoles pri-
maires ? N’avait-elle pas ouvert et restauré le Louvre et d’autres gale-
ries d’art ? Et n’avait-elle pas veillé à l’administration de la grande
Bibliotheque Nationale ? La Commune n’avait-elle pas organisé des
fêtes musicales et d’art dramatique à grande echelle, rappelant les
jours de la grande Revolution ? Le grand Opera et les théatres ne
trouvèrent-ils pas leur place dans l’Administration ? L’Education sous
toutes ses formes n’avait-elle pas ete favorisée par la Commune au-
dela de toute expectative ? Si la Commune etait capable de ratifier tou-
tes les réformes des beaux-arts demandée par les peintres, sculpteurs,
etc., n’en ferait-elle pas autant pour les musiciens et le Conservatoire ?
Voici pourquoi Salvador supplia ses auditeurs de lui donner leur sou-
tien, ainsi qu'a la Commune.
Apres des au-revoirs cordiaux, l’assemblée se dispersa. Avant de
partir, cependant, Salvador questionna Rety sur les finances de
l’école. Cet homme, se montrant très humble devant Salvador, se
vanta plus tard d’avoir sauvé les fonds du Conservatoire en faussant
les comptes, rnontrant ainsi un budget insignifiant qu’il eut l’insolence
de déclarer somme trop petite pour se la laisser approprier par Salva-
dor. Tous les officiels de la Commune furent ainsi abusés. Ces hom-
mes, comme devait le démontrer la Cour martiale, étaient honnêtes au
point d’en être ridicules, alors qu’ils pouvaient posséder des millions,
s’ils l’avaient voulu, ce que leurs calomniateurs disaient d’eux. Mais,
revenons a nos moutons.
Une deuxieme convocation fut arrangée, au Conservatoire, pour le
20 mai. En attendant, deux commissionnaires avaient été assignés par
la Commission de l’Education pour assister Salvador. L’un d’eux,
Chollet, était étudiant au Conservatoire et neveu d’un des professeurs
décédés. L’autre fut Paul Delbrett, secretaire de Salvador durant la
Commune. Amis depuis toujours, Delbrett avait été l’élève du èere de
Salvador. Brillant violoniste, il était engage a l’Opera de Paris. Après
la Commune, il devait prendre refuge à Londres où il réside jusqu’en
1890, jouant dans plusieurs orchestres de theatre.
Le 20 mai, Salvador et ses commissionnaires arrivèrent au Conser-
vatoire, se presentant a Wekerlin, ami immediat cle Salvador. Ce pre-
mier informa que la Federation Artistique - une association de litte-
rateurs, acteurs et musiciens - venait de prendre possession de
1’Ecole. Salvador envoya chercher le chef de la Federation, Montplot,
et voulut savoir de quel droit il faisait pareille intrusion. Celui-ci pro-
duisit une autorisation du maire du IX° arrondissement, que Salvador
refusa de reconnaitre, disant qu’il etait maitre du Conservatoire,
demanda 0 la Federation de se retirer, ce qui fut fait.
Ensuite Wekerlin amena Salvador et ses assistants à une petite salle
pour la réunion, où deux professeurs seulement attendaient. Le pau-
vre Salvador ressentit douloureusement cette situation : mais sa déter-
mination et son ideal etaient tels que même ce coup-là ne sut l’ébran·
ler. Alors, il se tourna vers eux pour leur parler des réformes qu’il pen-
sait faire.
Une de ses idées sur l’enseignement mérite mention, Il con-
damnait fortement le systeme qui voulait laisser une classe sous la
seule direction d’un unique enseignant. Rien ne pouvait mieux
detruire l’individualité et l’initiative. Dans l’avenir, il devait y en avoir
entre dix ou vingt, qui prendraient tour à tour chaque classe pour
démontrer leurs principes, ce qui élargirait les horizons des étudiants
plutot que de les rétrecir avec le systeme en vigueur (pareille idée etait
soutenue par Courbet et ses associes dans les Beaux-Arts).
A 16 heures 30, la réunion venant de se terminer, Wekerlin accom-
pagna Salvador jusqu’au foyer et lui dit en le quittant : « Tu joues a un
jeu dangereux », auquel Salvador repondit : « Je sais, je risque de pren-
dre une balle dans la peau, mais j’agis selon mes convictions ».
Le 20 mai, la Commune publia un decret supprimant toute subven-
tion de l'Etat aux theatres, etc., les placant sous l’administration de la
Commission de l’Education, qui devait substituer un plan de coopera-
tion a la place du systeme d’exploitation capitaliste existant. Salvador
fut nommé délégué pour assurer les réformes, et une notice fut
publiée, invitant les artistes, orchestres, choeurs, ballets et ensei-
gnants de l’Opera, de l’Opera Cornique et du Theatre Lyrique à se ren-
contrer avec le délégué au Conservatoire de Musique, le 23 mai. Helas,
ce jour même, Salvador, chassepot en main, devait se trouver aux bar-
ricades, defendant la Commune. Mais racontons l’histoire dans sa
totalite.
Le sablier de la révolution tirait à sa fin. Le Paris prolétaire, fort de
sa foi en la Commune, ne voyait pas approcher sa fin.
Le dimanche 21mai, une fête « monstre » fut organisée aux Tuileries pour venir en aide
aux blessés, veuves et orphelins de la Commune. Les masses rangées
de la Garde Nationale, mille cinq cents musiciens, jouaient sous la
baguette de Delaporte. Ce devait etre la demière fete de la Commune.
Salvador, l’un des promoteurs, etait present. A cette heure précise,
presqu’à bout de tir, les troupes regulières entraient silencieusement
dans Paris par une porte non gardée. Puis vint le cri « Aux armes l »,
mais bien trop tard, l’invasion étant totale. Des barricades furent dres-
sées et, au son du tocsin, la Commune se precipita a sa défense, défianr
la mort au nom de la cause.
Francisco Salvador Daniel, directeur du Conservatoire de Musique,
n’oublia pas sa dette envers la revolution sociale et il fut l’un des mil-
liers d’âmes héroiques à entrer dans l’ombre de la vallée de la mort, en
cette semaine sanglante de mai 1871.
L’Histoire dit : « il mourut dans un engagement avec les troupes
regulières » (Reimann, Dictionnaire de la musique) ou qu’il « fut tue
dans la bataille « (Baker, Dictiormaire biographique de la musique).
C’est la la version des « amis de l’0rdre ». Quand les soldats reguliers
tombaient en lutte ouverte, les journaux criaient au meurtre, Mais
quand eux-memes massacraient hommes, femmes et enfants, ils écri-
vaient : « ...sont morts ». Salvador en fut un, et nous verrons comment
il est mort.
Dès le 22 Mai, les troupes régulières avaient envahi les quais de la
rive gauche de la Seine et atteint les Invalides. Ici, la Commune offrit
une forte résistance, mais dans la soirée du 23 mai, elle fut contrainte
de se retirer. Salvador prit part à la defense de ce quartier et se battit
dans la rue de l’Université et les rues contigues. Le 24 mai, à 5 heures 30
du matin, sept communards, sans doute sous les ordres de Salvador,
defendaient une barricade qui avait été érigée non loin de chez lui, rue
Jacob. Ceci dura jusqu’a midi, quand Salvador et un autre se retirèrent
dans sa maison, elle aussi barricadée.
Les habitants du quartier, opposés à la Commtme, trouvant les trou-
pes régulierès chez eux, dénoncerent aussitot les membres de la Com-
mune. De cette facon, Salvador etait marqué pour la vengeance !
Quand les troupes entrèrent rue Jacob, on vit s’approcher de la maison
de Salvador un officier et dix hommes. Dédaignant toute tentative de
fuite, il appela son camarade et tous deux ouvrirent aussitôt le feu sur
leurs agresseurs. Les portes forcées, ils entrèrent. Salvador, fumant
calmement une cigarette et l’autre furent saisis, ayant les armes à la
main.
L’officier, interrogeant Salvador, dit : « Tu es Salvador, un
membre de la Commune... Tu as trois noms : le tien, mais aussi Cle-
ment que tu signes dans les joumaux et Vaillant, dans le Comite Cen-
tral ». Tout ceci etait dérisoire. Salvador ne fut jamais membre de la
Commune pas plus qu’il n’écrivait sous le nom de Clement et Vaillant
etait une toute autre personne. Mais rien ne servait a discuter avec ces
soldats assoiffés de sang. « Puisque tu es découvert, tu sais ce qui
t’attend », continua l’officier. Salvador se contenta de hausser les
épaules. « Suis-moi », dit le lieutenant, et le groupe descendit dans la
rue, marchant en silence jusqu’aux barricades. Salvador soufflant cal-
mement des nuages de fumée de cigarette. Le groupe s’arrêta et Sal-
vador, un peu pâle, se tourna vers l’officier et dit : « Ca va, j’ai com-
pris ».
Ayant ajusté sa cravate de soie qui s’etait trouvée dérangée, il
se retourna et fit face courageusement (voire avec defi, selon Bernard)
au peloton, et designant son cou, demanda qu’on visa à cet endroit.
Deux soldats leverent leurs fusils et la salve résonna : Francesco Salva-
dor Daniel etait mort.
Trois ou quatre heures plus tard, son corps fut emmené à l’hôpital de
La Charité et ensuite fut enterré dans une fosse commune.
Henry-George Farmer
Juillet 1914